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L’Irlande du Nord, modèle
de conquête impériale
Conn Hallinan
Les révélations du journaliste d’investigation Seymour
Hersh, selon lesquelles le gouvernement israélien encourage le séparatisme
kurde en Iraq, en Syrie et en Iran, devrait constituer un signal d’alarme pour
quiconque a suivi la longue histoire des ambitions impériales anglaises.
Il n’est pas surprenant que les Israéliens recourent à la tactique du “Diviser
pour régner* ”, la pierre de touche de la politique d’un empire qui domina
autrefois virtuellement tous les continents, à l’exception de l’Amérique du Sud.
La population juive de la Palestine sous contrôle britannique était après tout
victime du même genre de manipulation ethnique que le gouvernement israélien
est actuellement en train de tenter dans le Nord de l’Iraq.
Suite à l’absorption de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, les
Britanniques se mirent à asseoir leur domination sur la stratégie éprouvée
consistant à dresser groupes ethniques, tribus et religions les uns contre les
autres.
Quand le Secrétaire britannique aux Affaires étrangères Arthur James
Balfour rendit publique sa fameuse déclaration de 1917 garantissant un foyer
national (“homeland”) au peuple juif en Palestine,
il se souciait moins de
réparer un tort vieux de 2000 ans que de créer des divisions qui serviraient
les intérêts grandissants de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient.
/
Sir Ronald Storrs, le premier Gouverneur de Jérusalem, n’avait sûrement aucune
illusion sur la signification, pour l’Empire britannique, d’un “foyer national
juif” :”Il formera”, dit-il,”un petit Ulster juif loyal dans une mer d’arabisme
potentiellement hostile”.
L’analogie faite par Storrs ne tombait pas du ciel.L’Irlande est le pays où
les Anglais ont inventé la tactique du « Diviser pour régner »
et où
l’efficacité ravageuse de l’usage de colons étrangers pour enfoncer un coin
entre les maîtres coloniaux et les colonisés a établi un modèle de domination
coloniale planétaire.
Les anciens Premiers ministres
Ariel Sharon et Menachem Begin sont généralement crédités de la création de la
politique du fait accompli qui a conduit à la présence de 420 000 colons dans
les territoires occupés.
Mais ils n’ont fait que copier Charles Ier, le roi
d’Angleterre, qui, en 1609, a déplacé de force les clans O'Neill et O'Donnell
du nord de l’Irlande, a installé à leur place 20 000 protestants anglais et
écossais et a fondé la Plantation d’Ulster.
Le “déménagement” n’avait jamais
eu pour but de nettoyer l’Ulster des Irlandais.
La force de travail autochtone
était essentielle pour le succès de la Plantation, et dans les 15 ans qui
suivirent, plus de 4000 locataires irlandais et leurs familles étaient de
retour en Ulster.
Mais ils vivaient désormais dans un pays divisé en castes
religieuses, avec les envahisseurs protestants en haut et les autochtones
catholiques en bas.
Les protestants se virent attribuer le « privilège d’Ulster », qui leur donnait
des droits spéciaux d’accès à la terre et à des loyers plus bas et servait à
les diviser d’avec les autochtones.
Le « privilège d’Ulster » n’est pas
différent du genre de “privilèges” dont les colons israéliens jouissent
aujourd’hui dans les Territoires occupés, où leurs emprunts-logement sont bon
marché, leurs impôts moins élevés et leur éducation subventionnée.
Les privilèges des protestants étaient un point de friction constant avec les
autochtones irlandais,
même si, de fait, les conditions des protestants étaient
à peine meilleures que celles des catholiques.
Les loyers étaient uniformément
élevés, indépendamment de l’appartenance religieuse.
Et d’ailleurs, il y eut de nombreux cas où des protestants et catholiques
protestèrent ensemble contre les loyers exorbitants,
mais dans pratiquement tous
les cas, les autorités réussirent à casser de telles alliances en utilisant la
religion et le privilège.
L’Ordre d’Orange, la principale organisation
responsable de la politique sectaire dans le Nord aujourd’hui, a été formé à
l’origine pour briser une grève des loyers de catholiques et de protestants en
1795.
L’Irlande comme laboratoire
impérial
Le parallèle entre Israël et
l’Irlande ne paraît étrange que si l’on oublie que celle-ci a été le
laboratoire du colonialisme britannique.
Comme en Ulster, les colons israéliens
dans les Territoires occupés ont des privilèges spéciaux qui les séparent des
Palestiniens (et aussi des autres Israéliens).
Comme en Irlande, les colons
israéliens dépendent de l’armée pour les protéger des “indigènes”.
Et comme en
Irlande du Nord, il y a des organisations politiques comme le Parti national
religieux et le Moledet, qui attisent la haine sectaire et maintiennent des
divisons dans la population.
Ces partis sont tous les deux favorables au
transfert force de tous les Arabes, palestiniens comme israéliens, vers la
Jordanie et l’Égypte.
Avant l’expérimentation en
Ulster, les Anglais avaient essayé toutes sortes de schémas pour dompter les
Irlandais rebelles et construire un mur entre conquérants et conquis.
Des lois
furent adoptées, comme les Statuts de Kilkenny, en 1367, qui interdisaient le «
bavardage » avec les autochtones !
Tous ces schémas ont échoué.
Alors les
Anglais ont eu l’idée d’utiliser l’ethnicité, la religion et les privilèges
pour construire une société où les divisons seraient institutionnalisées.
Et cela fonctionna comme un remède-miracle.
/
Les divisions furent finalement
codifiées dans les Lois pénales de 1692 et elles sont toujours à l’œuvre dans
les rues de Belfast et Londonderry.
En plus de dénier aux catholiques
tout droit civique (ainsi qu’aux protestants qui se mariaient avec des
catholiques), les lois en question interdisaient aux catholiques de signer des
contrats, de devenir avocats ou d’employer plus de deux apprentis.
Le but
essentiel de ces lois était d’assurer que les catholiques resteraient pauvres,
sans aucun pouvoir et exclus du monde moderne.
Ces lois étaient, selon le grand juriste anglais Edmund Burke,
"une
machine élaborée avec une grande ingéniosité et parfaitement apte à
l’oppression, l’appauvrissement et la dégradation d’un peuple,
comme jamais
l’ingénuité pervertie de l’homme n’avait su en produire. »
Une fois que les Anglais ont recouru à la tactique de l’utilisation des
différences ethniques et religieuses pour diviser la population, la conquête de
l’Irlande est devenue une réalité.
Dans les 250 années qui ont suivi, cette
formule allait être transportée en Inde, en Afrique et au Moyen-Orient.
Parfois les populations étaient scindées par religions, comme dans le cas
des Hindous, des Sikhs et des Musulmans en Inde.
Parfois les
sociétés étaient divisées en tribus, comme pour les Ibos et les Haoussas
au Nigeria.
Parfois, comme en Irlande, des groupes ethniques étrangers étaient
importés et utilisés comme tampons entre les autorités coloniales et les colonisés.
C’est pourquoi un grand nombre d’habitants des « Indes orientales » (l’Inde, le
Pakstan et le Bangladesh d’aujourd’hui, NdT) finirent au Kenya, en Afrique du
Sud, en Guyane britannique et en Ouganda.
/
C’est le "Diviser pour
régner " qui a permis à une île insignifiante du nord de l’Europe de
dominer le monde.
Les divisions et le chaos, la haine tribale, religieuse et
ethnique étaient le secret de la victoire de l’empire.
Les fusils et
l’artillerie étaient toujours en réserve au cas où les choses tourneraient mal
mais, de fait, il y fut rarement fait recours
(pas si sûr : l'auteur oublie les
multiples révoltes noyées dans le sang, en Inde, au Kenya, au Nigeria, en
Malaisie et...en Palestine ! NdT).
Il semble bien que les Israéliens ont accordé une grande attention à la
politique coloniale anglaise car leur politique dans les Territoires occupés
présente une ressemblance inquiétante avec celle de l’Irlande sous les Lois
pénales.
La Knesset israélienne a récemment interdit aux Palestiniens mariés avec des
Arabes israéliens d’acquérir la citoyenneté, une mesure directement inspirée
des lois de 1692.
La militante israélienne des droits humains Yael Stein a
qualifié cette mesure de « raciste » et la députée Zeeva Galon a dit qu’elle «
déniait aux Arabes israéliens le droit fondamental de fonder une famille
».
Même les USA sont embarrassés par cette législation.
“La nouvelle loi”, a
dit le porte-parole du Département d’État US Phillip Reeker, "établit un
traitement différencié pour un groupe particulier. »
Ce qui, évidemment, était
bien le but de l’opération ?
/
Retour de bâton impérial
De même que les Lois pénales ont
appauvri les Irlandais, la politique israélienne appauvrit les Palestiniens et
les maintient dans un état de fournisseurs sous-développés de main d’oeuvre bon
marché.
Selon les Nations unies, le chômage à Gaza et en Cirsjodanie frappe
plus de 50% de la population et les Palestiniens sont parmi les peuples les
plus pauvres de la planète.
Tous les efforts faits par les
Palestiniens pour se construire une base économique indépendante butent
sur un réseau de murs, de routes réservées aux colons et de barrages routiers.
Il y a là peu de différence avec la politique impériale britannique en Inde,
qui avait démantelé systématiquement l’industrie textile indienne
pour que les
vêtements made in England puissent habiller tout le sous-continent sans
souffrir de concurrence.
« Diviser pour régner » a été la tactique de domination coloniale
qui a le mieux réussi au XIXème et au XXème siècle.
Elle a été aussi un
désastre, dont les échos résonnent encore dans les guerres civiles et les
tensions régionales tout autour du globe.
Ce dernier enseignement ne semble pas
avoir attiré beaucoup l’attention des Israéliens.
Un système de domination,
division et privilèges peut fonctionner sur le court terme mais, avec le temps,
il ne fait qu’engendrer de la haine.
Une telle politique fomente la
"terreur," selon le général Moshe Yaalon, qui ajoute :
"Dans nos
prises de décision tactiques, nous opérons contrairement à nos intérêts
stratégiques. »
Cette politique suscite aussi
des divisons entre Israéliens.
Les empires profitent toujours à un petit
nombre, et toujours aux dépens de la majorité.
Alors que le gouvernement
Sharon, par exemple, dépense 1,4 milliard de $ par an pour le contrôle
militaire des Territoires, 27% des enfants israéliens sont officiellement
classés comme « pauvres », les services sociaux sont laminés et l’économie est
en lambeaux.
/
En manoeuvrant les Kurdes contre la Syrie et l’Iran, les Israéliens pourraient
finir par provoquer une invasion turque de l’Iraq du Nord, déclenchant une
guerre qui embraserait toute la région.
Et il serait illusoire de croire
qu’Israël sortirait indemne d’une telle guerre.
”Diviser pour régner ” échoue à
long terme, mais seulement après infligé des dommages stupéfiants, engendrant
des haines qui créent des convulsions prolongées, comme c’est le cas au
Nigeria, en Inde et en Irlande.
À la fin, cela dessert même les intérêts du
pouvoir qui en use et abuse.
L’Angleterre a maintenu l’Irlande divisée pendant
800 ans, mais à la fin, elle a perdu.
Les Israéliens feraient bien de se souvenir de l’éloge funèbre prononcé par le
poète irlandais Patrick Pearse sur la tombe du vieux révolutionnaire Fenian**
Jeremiah O'Donovan Rossa*** :
"Je dis aux maîtres de mon peuple : prenez
garde ! Prenez garde à la chose qui est en train d’arriver. Prenez garde au
peuple soulevé qui prendra ce que vous ne voulez pas lui donner."
/
Notes du traducteur
* « Divide et impera » : phrase attribuée par les historiens de
l’Antiquité au roi Philippe II de Macédoine, qui aurait résumé ainsi sa
politique vis-à-vis des cités-États greques au 4ème siècle avant J-C. En
anglais, on dit indifféremment « divide and conquer » et « divide and rule ».
** Fenian : mot gaélique venant de Na Fianna ou Na Fianna Éireann, qui dans la
mythologie celte était un groupe de guerriers professionnels menés par Finn Mac
Cumaill vers le IIIe siècle après J.-C.
Ce terme désigne généralement et depuis
la fin du XIXe siècle les nationalistes irlandais qui choisissent la violence
pour lutter contre l’occupant britannique. Il fait également référence aux
membres de l'Irish Republican Brotherhood (IRB), ancêtre de l’Irish Republican
Army ...
L'appellation est également utilisée de manière péjorative par les unionistes
d'Irlande du Nord pour désigner les républicains irlandais d'une manière
générale.
Dans l'ouest de l'Écosse, c’est l’insulte préférée de supporters
protestants à l’égard des supporters du Celtic FC, généralement catholiques
d’origine irlandaise.
*** Jeremiah O'Donovan Rossa [Diarmuid Ó Donnabháin Rosa], nationaliste
irlandais, fondateur des “United Irishmen” et grande figure du pantheón
républicain (1831-1915).
Traduit par Fausto Giudice -
http://www.michelcollon.info/index.php?view=article&catid=6&id=1953&option=com_content&Itemid=11
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